ORIENTALISME (histoire de l’art)

ORIENTALISME (histoire de l’art)
ORIENTALISME (histoire de l’art)

Par sa longévité et son ampleur, l’orientalisme apparaît aujourd’hui comme l’une des tendances importantes de l’art du XIXe siècle. Cette curiosité passionnée pour les pays musulmans – dessinant alors un «Orient» qui conduit du «Couchant» (Maghreb) au «Levant» – s’impose en effet au lendemain de la campagne d’Égypte (1798) et connaît ensuite diverses métamorphoses qui nourrissent aussi l’expression de la modernité, de Matisse à Picasso. Toutes les écoles occidentales ont apporté à cet élan leur concours, même si l’on y remarque l’adhésion plus massive des Français et des Britanniques. Enfin, si l’expression plastique – surtout la peinture – occupe au sein du mouvement une place rayonnante, on ne saurait sous-estimer les accents littéraires et musicaux qui ont accompagné sa diffusion.

Phénomène reconnu, l’orientalisme est entouré cependant d’une notoriété ambiguë. Dès le XIXe siècle, on a contesté l’engouement excessif de peintres partant en caravane pour ranimer aux soleils exotiques une inspiration trop pâle. La multiplication de scènes faciles, associant couleur et volupté, a souvent fait de l’orientalisme un caprice ornemental, une frivolité de flâneur. Pourtant, comme l’indique dès 1829 Victor Hugo dans la Préface des Orientales , le monde islamique apparaît alors «pour les intelligences autant que pour les imaginations, une sorte de préoccupation générale». Les rebondissements de la «Question d’Orient», c’est-à-dire le démembrement progressif de l’Empire ottoman – dont l’insurrection grecque de 1821 est l’une des étapes essentielles – liés aux ambitions coloniales brutalement exprimées par la prise d’Alger en 1830, soulignent clairement les enjeux politiques. On a accusé les artistes d’en être les témoins impassibles ou, suivant le modèle impérialiste, de se conduire en prédateurs d’une culture qui leur restait étrangère. Quoique naturellement porté vers les effets lumineux, l’orientalisme apparaissait ainsi, selon Linda Nochlin, à l’occasion de la rétrospective organisée en 1982 par D. Rosenthal à l’université de Rochester, comme «une zone d’ombre» de l’histoire de l’art.

Grâce aux recherches récentes qui ont exhumé bien des œuvres enfouies et précisé les circonstances de leur élaboration, il est possible aujourd’hui d’écrire sans passion l’histoire du mouvement orientaliste, en lui restituant son ampleur et sa portée.

Du Bosphore à l’Égypte

Avant le XIXe siècle, les artistes ont entrevu dans l’ailleurs levantin la lumière d’un renouveau. Confronté aux échos des échanges cosmopolites, Rembrandt (1606-1669) peint à Amsterdam un Orient imaginaire que n’oublieront pas les voyageurs futurs. Plus attendues et plus précises, les références exotiques sont nombreuses dans l’art vénitien: après le séjour précoce à Constantinople de Gentile Bellini (1429-1507), portraitiste de Mahomet II, le turban décoratif du Turc rappelle souvent dans les tableaux les conflits incessants dont la bataille de Lépante (1571) reste le plus célèbre. Dans la France du XVIIIe siècle, la traduction par Galland des Mille et Une Nuits (1704-1717) et les Lettres persanes (1721) de Montesquieu, aiguisent la curiosité pour l’Orient, dont les sultanes de François Boucher (1703-1770) ou d’Amédée Van Loo (1719-1795) expriment la volupté. Plusieurs artistes, installés à Constantinople, formant l’escouade des «peintres du Bosphore», vont donner à ce caprice une tournure plus authentique qui préfigure l’approche du siècle suivant. Parmi eux, le Genevois Jean Étienne Liotard (1702-1789) réalise une étonnante galerie de portraits, toujours empreints d’un grand souci du détail (Dame franque et sa servante , musée d’Art et d’Histoire, Genève). C’est à l’univers ottoman que Jean Auguste Dominique Ingres (1780-1867) va bientôt emprunter l’un des thèmes essentiels de sa peinture, répété en variations multiples depuis la Baigneuse dite «de Valpinçon» (1808, musée du Louvre, Paris) jusqu’au Bain turc (1862, musée du Louvre) – inspiration nourrie par la lecture des Lettres (1764) de Lady Montagüe, femme de l’ambassadeur d’Angleterre à Constantinople. Mais si le sujet galant de l’odalisque au bain joue un rôle important dans l’attirance pour Constantinople, la description du décor n’est pas ignorée. Ainsi Antoine Ignace Melling (1763-1831) s’est-il essentiellement attaché aux vues de la ville dans son Voyage pittoresque de Constantinople et des rives du Bosphore. Publié en 1819, c’est un des ouvrages qui installent durablement la faveur pour l’Orient (il avait été précédé par le premier tome du Voyage pittoresque de la Grèce [1782], du comte de Choiseul-Gouffier). «Pittoresque», l’illustration de ces volumes qui rassemblent des planches et un texte explicatif est suggérée par une observation authentique, comme l’indiquent alors les multiples expéditions du dessinateur Louis François Cassas (1756-1827). Les premiers tableaux romantiques – comme en témoignent les copies exécutées par Delacroix – ne négligeront pas ces sources.

C’est aussi dans cette voie qu’a travaillé celui qui semble aujourd’hui l’un des fondateurs de l’orientalisme: Dominique Vivant Denon (1747-1825), après sa participation à l’expédition de Bonaparte en 1798, publie en 1802 le Voyage dans la Basse et la Haute Égypte. Expression d’une curiosité individuelle qui sert en même temps une volonté plus politique, ce livre reflète une autre mentalité que confirme la publication, à partir de 1809, d’un ouvrage collectif, la Description de l’Égypte , véritable inventaire du pays. Sur ce modèle seront ultérieurement conçues les expéditions scientifiques menées par la France en Morée (1829), puis en Algérie à partir de 1840. À la rêverie orientale s’associe donc le souci de «description» scientifique, qui va suggérer aux peintres demeurés sédentaires des emprunts vraisemblables. Nommé directeur du Muséum central des arts, Denon encourage cet élan par son attitude et son œuvre personnelle. Antoine Jean Gros (1771-1835) recourt aux planches ou aux objets que Denon a rapportés pour brosser de la campagne d’Égypte une fresque plausible dans l’esquisse de la Bataille de Nazareth (1801, musée des Beaux-Arts, Nantes), dans la Bataille d’Aboukir (1806, musée du château de Versailles) et surtout dans le tableau, très admiré, Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa (1804, musée du Louvre). Par son architecture islamique remplaçant les arcatures romaines du néo-classicisme, les tons chauds qu’elle doit en partie aux costumes, cette composition qui inspirera Delacroix est une œuvre essentielle dans l’orientalisme pictural. Autre élève de David, Anne Louis Girodet de Roucy-Trioson (1767-1824) nourrit d’exotisme un style qu’il veut différent de celui du maître, quêtant l’authenticité auprès de modèles orientaux vivant en France (Mustapha Sussen de Tunis , musée Girodet, Montargis), attitude qu’adoptent également Horace Vernet (1789-1863) ou Théodore Géricault (1791-1824) au début du siècle.

S’il est vrai qu’on ne découvre pas l’Égypte avec la campagne de 1798, comme en témoignent parmi d’autres exemples les compositions d’Hubert Robert (1733-1808), cette ouverture orientale accentue les dispositions du décor à l’«égyptomanie», tendance qui perdurera sous des formes variées pendant tout le siècle. Denon associe habilement la mode égyptienne au mythe de Napoléon, comme il l’indique déjà dans la dédicace de son Voyage : «Joindre l’éclat de votre nom à la splendeur des monuments d’Égypte, c’est rattacher les fastes glorieux de notre siècle aux temps fabuleux de l’histoire.» L’Empire traduit ce goût dans les monuments et le mobilier. À Paris, plusieurs fontaines reflètent cette vogue, comme celle dite «du Fellah», conçue par J.-M. Bralle et Beauvallet (42, rue de Sèvres, 1806-1809), qui suggère une réplique provinciale: le lavoir de Mauvages (Meuse), réalisé en 1831 par Théodore Oudet. L’Angleterre, qui voit, elle, dans la campagne de 1798, une sorte de victoire sur la France, n’est pas en reste. Réalisé par l’architecte Peter Frederick Robinson en 1812 d’après les dessins de Denon, l’Egyptian Hall de Londres, démoli en 1904, suscite de nombreuses imitations. Reconnue comme le berceau de la civilisation occidentale, l’Égypte semble incarner les valeurs exemplaires de sagesse, de savoir et de justice, et justifie ainsi les recours nombreux à ses monuments dans le décor contemporain. Cette mode est soutenue par les bonnes relations qu’entretient Méhémet-Ali, vice-roi d’Égypte, avec l’Europe: l’érection de l’obélisque de Louxor sur la place de la Concorde, en 1836, en est l’un des signes. Auparavant, l’ouverture au Louvre d’une section égyptienne en 1826 a requis divers artistes pour célébrer ce rapprochement et installer les collections d’antiquités.

«Orientales»: l’inspiration romantique

Mais l’orientalisme ne se résume pas seulement à la curiosité archéologique. Comme l’annonçait déjà l’œuvre des artistes du Bosphore, il reflète le désir d’exploration d’espaces nouveaux, de confrontations avec d’autres peuples dont l’insurrection de la Grèce fournit dès 1821 le prétexte. Le «philhellénisme», né au moment où s’élaborent les enthousiasmes généreux du romantisme, enrichira longtemps l’orientalisme de ces premières ardeurs. Près de quatre siècles après les débuts de l’occupation ottomane, les Grecs, soutenus par plusieurs puissances européennes, lancent donc le signal de la rébellion. La France s’enflamme pour une cause que légitiment à la fois l’héritage antique, l’héroïsme des «pallikares» (les jeunes soldats grecs) longtemps opprimés, et la lutte religieuse qui ravive le lointain souvenir des croisades. Après la chute de Missolonghi en 1826, deux expositions «au profit des Grecs» à la galerie Lebrun, à Paris, puis le Salon de 1827 rassemblent de nombreux tableaux qui illustrent le conflit en des scènes pathétiques, écho des Massacres de Scio (musée du Louvre) évoqués par Delacroix dès 1824. Dans des œuvres de mérite inégal, on peut, au-delà d’une illustration littérale, constater l’obsédant souvenir des grandes ombres antiques. Le tableau d’Apollodore Callet (1799-1831), L’Embarquement des Parganiotes (1827, musée des Beaux-Arts, Rouen), montre au premier plan un pope qui semble «un autre Anchise», transporté par un «nouvel Énée». Mais cette fidélité à l’antique doit peu aux silhouettes statufiées du néo-classicisme, ici animées d’un souffle dramatique. Le Turc, aussi présent que le Grec dans les tableaux «philhellènes», fascine d’ailleurs peut-être davantage par la cruauté de son expression et par la somptuosité exotique de son costume. C’est ce qui apparaît dans l’opposition du Giaour et du Pacha dans le tableau de 1826 (coll. Potter-Palmer, Chicago), où Delacroix semble déjà manifester son attrait pour la «Barbarie».

Souvent plus tardivement que la France, l’Europe entière s’est émue pour la cause des Grecs: en Italie, l’insurrection du peuple opprimé est un exemple pour les adeptes du Risorgimento , comme l’exprime le tableau de Francesco Hayez (1791-1882), Les Réfugiés de Parga (1831, Pinacoteca Civica, Brescia). Avec l’avènement sur le trône de Grèce du Bavarois Othon en 1833, les peintres allemands Peter von Hess (1792-1871) et Karl Rottmann (1797-1850) dressent, dans le sillage de leurs compatriotes antiquaires, une sorte d’inventaire pittoresque du pays – qui reste une contribution originale et assez exceptionnelle de l’Allemagne à l’orientalisme. En Grande-Bretagne, enfin, les tableaux de William Allan (1782-1850), tel le Marché aux esclaves (1838, National Gallery of Scotland, Édimbourg), dénonçant la cruauté ottomane, participent aussi au combat philhellène.

Mais, dans cette œuvre, il est inspiré à l’évidence par l’exemple de Byron. Mort à Missolonghi en 1824, le poète a stimulé l’imagination des artistes par ses contes orientaux tels Le Giaour (1813) ou La Fiancée d’Abydos (1813), souvenirs d’un grand voyage effectué entre 1809 et 1811. Son rôle au sein du philhellénisme reflète celui que la littérature joue en général au sein de l’orientalisme en ses premiers élans. L’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand a déjà ouvert en 1811 la voie de l’ailleurs, annonçant la vogue du récit de voyage, qu’illustreront à leur tour Nerval, Gautier ou Fromentin. Dans le recueil des Orientales , Victor Hugo mêle en 1829, brillamment tous les dépaysements, de l’Espagne à l’Égypte et donne un tour décisif à la nostalgie exotique, hérissée de «flèches d’or» qui viennent «denteler l’horizon violet», ensuite interprétée, comme en écho, par bien des palettes.

Dans ce contexte s’annoncent les premiers voyages de peintres qui enrichissent de choses vues l’Orient imaginaire. Ils ont certes été préparés par les découvertes antérieures de ces «Voyages pittoresques», désormais illustrés d’estampes en couleurs, parmi lesquels celui du peintre Auguste de Forbin «dans le Levant», publié en 1819, ou celui de Louis Dupré à Athènes et à Constantinople (1825) sont les plus séduisants. Mais les années 1830 sont riches d’expériences qui marquent un tournant dans l’orientalisme, où se confrontent l’imaginaire et la réalité. Alexandre-Gabriel Decamps (1803-1860) rapporte de son séjour à Smyrne en 1828 des scènes de genre contrastées, gouvernées par les oppositions violentes d’ombre et de lumière, proches de Rembrandt, et fidèles dans l’expression des figures à son passé de caricaturiste. Cet Orient, jugé plus tard par Fromentin «ni vrai ni vraisemblable», exprime bien sa nature dans Le Supplice des crochets (1837, Wallace Collection, Londres). Prosper Marilhat (1811-1847) révèle l’Égypte à Théophile Gautier en exposant en 1834 une vue du Caire, La Place de l’Esbékieh (non localisé aujourd’hui) où un «monstrueux caroubier» témoigne d’une «exubérance de végétation» absolument inédite dans le paysage contemporain. Mais chez Marilhat l’observation fidèle s’associe fréquemment à une composition classique, parfois proche de Claude Lorrain, dans des œuvres qui restent, comme leur titre l’indique souvent, des «souvenirs» d’Orient. À cette décennie appartiennent aussi les voyages de l’Écossais David Roberts (1796-1864), d’abord en Espagne et au Maroc, puis en Égypte et en Terre sainte où s’émancipe sa virtuosité d’aquarelliste. Décorateur de théâtre à ses débuts, il tire de ses vues d’architecture et de ses paysages des effets souvent emphatiques, rendus célèbres par des recueils de lithographies: Views in the Holy Land, Syria, Idumea, Arabia, Egypt and Nubia (1842-1849). Son compatriote David Wilkie (1785-1841), mort en mer au retour d’un voyage en Terre sainte où il pensait trouver l’inspiration d’une nouvelle peinture religieuse, laisse, outre des scènes historiques et des portraits (Méhémet-Ali, Pacha d’Égypte , 1841, Tate Gallery, Londres), des études colorées d’une plus grande liberté de ton.

Si le travail de ces artistes pionniers se caractérise surtout par son pittoresque, tout autre est la portée du voyage au Maroc de Delacroix en 1832. La prise d’Alger en 1830 a déjà entraîné plusieurs artistes en Afrique du Nord, parmi lesquels Eugène Isabey (1803-1886), mais leur œuvre reste confidentielle ou strictement topographique. Associé à une mission diplomatique menée par le comte de Mornay pour apaiser les inquiétudes du sultan, Delacroix accumule les impressions écrites et dessinées dans une sorte de fièvre perceptible dans ses carnets. Le séjour en «Barbarie», qui le conduit de Tanger à Meknès, puis à Alger, multiplie les scènes singulières dont il cherche à capter l’étrangeté, dans la ferveur passionnée de la confrérie des Aïssaouas, plus tard traduite par les Convulsionnaires de Tanger (1838, The Minneapolis Institute of Arts), ou dans l’âpreté des fantasias. En même temps, l’artiste s’étonne de retrouver loin de Rome l’allure noble des «Caton» et des «Brutus», rapprochement renforcé par le vêtement blanc des Marocains, différent des costumes turcs qu’il a peints jusqu’alors: c’est l’Antiquité retrouvée, celle qu’il distingue aussi dans le harem des Femmes d’Alger (1834, musée du Louvre). Chez Delacroix, le pittoresque est ainsi tempéré par un classicisme, une maîtrise qui l’éloignent des compositions surchargées de détails de tant d’œuvres orientalistes. Apparemment opposées, ces deux approches d’un même sujet, l’une avide de singularité, l’autre soucieuse d’universalité, se rejoignent dans la même recherche nostalgique d’un Âge d’or. L’orientalisme des romantiques se distingue par la quête d’une sorte de pureté primitive, celle que poursuivait déjà Diderot dans ses écrits esthétiques. Sans disparaître, assurant finalement le succès de l’orientalisme pendant tout le siècle, elle contribue à l’élaboration d’un langage nouveau en peinture, où triomphe, par la couleur et le mouvement, la libération de forces instinctives.

L’art «ethnographique»: de la description à l’imprégnation

Avec la multiplication des voyages, l’exotisme prend autour de 1850 une tournure plus réaliste, encouragée par l’évolution de la peinture vers le naturalisme. L’urgence de découvrir un monde que l’on sent menacé par l’emprise occidentale impose de surcroît l’observation «ethnographique». Renonçant à susciter l’émotion, le portrait devient une étude objective des costumes et des visages, comme le montre la galerie anthropologique du sculpteur Charles Cordier (1827-1905), qui souhaite «rechercher les caractères des différents peuples» les rendant plus authentiques par le recours à la polychromie et à l’étude directe. Les soldats de Jean Léon Gérôme (1824-1904), arnautes ou bachi-bouzouks, témoignent du souci de définir la fonction sociale du modèle. Peu exploité par les premiers voyageurs, le paysage devient quant à lui un genre à part entière. Confronté au désert algérien dans des expéditions toujours plus lointaines, Eugène Fromentin (1820-1876) renonce à la mise en scène poussinesque de ses débuts pour une évocation franche des grands espaces – même si son œuvre picturale reste plus traditionnelle que ses admirables méditations écrites. Au même moment, Léon Belly (1827-1877) et Gustave Guillaumet (1840-1887) traduisent, respectivement en Égypte et en Algérie, des impressions semblables. Si l’on ne peut parler d’influence directe, la photographie encourage à l’évidence ce souci du «vrai». Les missions archéologiques ouvrent la voie, parmi lesquelles se distingue celle de Maxime Du Camp (1822-1894), illustrée par les «dessins photographiques» du volume publié en 1852, Égypte , Nubie , Palestine et Syrie . Bien des expéditions d’artistes comptent parmi elles la présence d’un photographe, ce dont témoignent en particulier les reportages de Frédéric Auguste Bartholdi (1834-1904), qui précèdent son œuvre de sculpteur.

Dans la seconde moitié du siècle, le mouvement orientaliste, sous l’effet du développement des ambitions coloniales, gagne des écoles qui n’y étaient jusqu’alors que partiellement associées et recourent aussi aussi au registre réaliste. La vocation exotique s’empare au Maroc du Catalan Mariano Fortuny (1838-1874), alors qu’il doit commémorer les victoires de l’expédition espagnole (1860) commandée par le général Prim. Au grand panorama de la Bataille de Tétuan (Museo de Bellas Artes de Cataluña, Barcelone), resté inachevé, succèdent des compositions plus fantaisistes (Fantasia arabe , 1867, Walters Art Gallery, Baltimore) traitées avec des effets goyesques; elles fascinent les peintres contemporains, de Rome à Paris, même si quelques critiques chagrins, tels Charles Blanc, ne voient en Fortuny qu’un «peintre brillant et brillanté». Restée à l’écart dans le concert des ambitions coloniales, l’Allemagne s’engage à la fin du siècle dans le Drang nach Osten (la poussée vers l’Est), dont l’œuvre de plusieurs artistes se fait le reflet. Consacré en grande partie à la Syrie et à la Palestine, l’œuvre de Gustave Bauernfeind (1848-1904) est dominée, dans les sujets et dans leur traitement, par la rigueur d’une formation initiale d’architecte (Temple en ruine à Baalbeck , 1882, Neue Pinakothek, Munich). Enfin, c’est surtout après la guerre de Sécession (1861-1865) que les peintres américains vont à la rencontre de l’Orient, souvent entraînés par l’exemple de leurs maîtres français: le passage par les ateliers de Léon Bonnat (1833-1922) et de Gérôme a invité au voyage Edwin Lord Weeks (1849-1903) comme Frederick Arthur Bridgman (1847-1928), artistes représentatifs d’une tendance qui vise d’abord, à l’image des écoles européennes, à récolter son lot de scènes typiques.

Mais l’orientalisme de la seconde moitié du siècle n’est pas seulement le résultat d’une observation passive. L’Orient devient aussi l’inspirateur de couleurs et de formes d’un monde à court d’idées qui, dans le domaine des arts décoratifs, trop tourné vers le pastiche, se fait alors volontiers prédateur. Le peintre anglais John Frederick Lewis (1805-1876), familiarisé avec l’art islamique par un séjour de dix années en Égypte, témoigne du possible renouveau de la scène de genre par la calligraphie du décor. Théophile Gautier y est lui aussi sensible quand, à l’Exposition universelle de 1855, il relève dans le Harem du bey de Lewis (The Victoria and Albert Museum, Londres) la présence magique des «armoires d’ébène», des «cabinets ciselés» ou des moucharabiehs, semblables aux «papiers-dentelle frappés à l’emporte-pièce dont on recouvre les dragées de baptême». Après Delacroix, qui rapporte de son voyage de 1832 des objets dont il tirera parti dans ses tableaux, bien des artistes soulignent à leur tour la richesse de l’art islamique. Dans son récit du Voyage d’Horace Vernet en Orient , Frédéric Goupil-Fesquet note en 1843: «les orientaux inventent et font honte à nos industries». Ils «appliquent à force d’instinct et d’observation», sans les connaître, «les lois admirables des contrastes de M. Chevreul [...] que nos peintres ignorent». Ainsi le voyageur «fera bien de garnir ses poches d’échantillons de tous les genres» et de «chercher à pénétrer la cause de leur beauté afin de suivre la vraie marche pour des inventions nouvelles». La planche de «vêtements et objets usuels» publiée dans l’ouvrage semble la première application du précepte. Plusieurs traités témoignent ensuite de cette fascination, souvent sous-estimée au profit du japonisme. La parution de l’Alhambra (1842-1845) de l’Anglais Owen Jones (1809-1874), illustré de chromolithographies, a révélé la somptuosité des ornements arabes que confirme en 1856 La Grammaire de l’ornement. En France, l’influence de l’archéologue Adalbert de Beaumont se révèle décisive. La publication en 1859 du Recueil de dessins pour l’art et l’industrie , en collaboration avec le céramiste Eugène Victor Collinot (mort en 1882), célèbre pour ses faïences persanes présentées avec grand succès à l’Exposition universelle de 1867, éveille la curiosité des décorateurs pour l’art du Proche-Orient. Dès 1861, à l’Exposition des produits de l’industrie à Paris, Théodore Deck (1823-1891) s’impose par son fameux bleu persan, de nuance turquoise, dit «bleu de Deck». Philippe-Joseph Brocard (mort en 1896) trouve comme lui une source de rénovation dans la création proche-orientale, et plus précisément dans les lampes de mosquée syriennes et égyptiennes qu’il a vues au musée de Cluny. Séduit par les verres émaillés de cet artiste, Émile Gallé (1846-1904) exploite, surtout entre 1884 et 1889, ces influences, peut-être enrichies par la lecture de La Civilisation des Arabes du docteur Lebon (1884) qu’il possède dans sa bibliothèque.

À l’évolution de la décoration intérieure ont aussi contribué les architectes, rapidement ouverts aux suggestions orientales que développent les voyages. Aux pensionnaires de la Villa Médicis qui, dès 1845, vont étudier les antiquités d’Athènes, Charles Garnier donne le conseil qu’il a lui-même suivi: «Si vous avez encore cinquante francs à dépenser et un mois devant vous, faites une excursion à Constantinople», où les «mosquées d’une architecture élégante» et les «costumes pittoresques» attirent le regard. Né à Marseille – qui est plus que toute autre ville française la «Porte de l’Orient» – l’architecte Pascal Coste (1787-1879) exécute de nombreux dessins lors de ses voyages, préparant la publication en 1861 des Monuments anciens de la Perse , suivie en 1867 de celle des Monuments modernes du même pays, illustré des vues d’Ispahan, de Téhéran et de Tauris. Ces œuvres prolongent certes un intérêt déjà sensible dans la peinture: plusieurs grands orientalistes – tel Adrien Dauzats (1804-1868), à l’origine décorateur de théâtre, comme David Roberts – se sont spécialisés dans la description des édifices. Certains artistes, tel Gérôme, trouvent dans l’arrière-plan réaliste de leurs compositions (intérieurs de mosquées ou bains mauresques) l’authenticité nécessaire à leurs œuvres. Mais l’architecture elle-même s’enrichit de ces apports d’une manière très sensible dans la seconde moitié du siècle. Les Expositions universelles fournissent un encouragement répété à la citation exotique; présentant des reproductions d’édifices réels, tels le kiosque du Bosphore ou la mosquée verte de Brousse en 1867, elles inspirent aussi des œuvres hybrides comme, la même année, le pavillon de l’Isthme de Suez. Les constructions éphémères ne sont pas les seules concernées: en 1878, le palais du Trocadéro, conçu par Gabriel Davioud, est riche d’allusions orientales, couronnées par deux «clochers» ou «beffrois» qui peuvent être aussi les «minarets qui annoncent la prière en Orient». L’architecture des villes d’eaux développe le style turco-mauresque qui environne le bain devenu hammam, et le casino, tel celui d’Arcachon (1863), doté de coupoles et de minarets, reflète, comme le dit joliment Anna de Noailles, «les fastes de l’Hellespont dans le calme d’un jardin anglais». L’architecture orientale devient ainsi un décor suggestif et une mode pour les habitations privées, surtout lorsqu’elles correspondent à l’humeur voyageuse du propriétaire. Le salon mauresque du château de Monte-Cristo, édifié pour Alexandre Dumas à Port-Marly en 1846, la «Douira» que fait décorer à Nancy en 1856 le peintre-archéologue Charles Cournault, selon les conseils d’Adalbert de Beaumont, ou les aménagements de Pierre Loti dans sa maison de Rochefort en sont les exemples les plus pittoresques dont la France n’a d’ailleurs pas l’exclusivité. En Allemagne, on peut évoquer, avant les réalisations éclectiques de Louis II de Bavière, la «Wilhelma» (1842-1846), pavillon dans le goût mauresque édifié pour Guillaume Ier de Wurtemberg par l’architecte Ludwig von Zanth (1796-1857) dans la vallée du Neckar.

Rêves et mythes

Si le «retour de voyage», dans ce recours systématique à la description ou à l’emprunt, est devenu au cours du siècle une sorte de style, il a, comme toute mode, fini par lasser. L’essoufflement est très tôt perceptible en peinture, où les tenants du réalisme, attachés aux campagnes françaises et aux sous-bois de Barbizon, conjurent les effets jugés clinquants de l’exotisme. Le critique Castagnary a, dès 1868, des propos très fermes pour le condamner: «Il y a plus de poésie, non, de la poésie mieux appropriée à nos organes, dans un coin de pré traversé d’un ruisseau clair et bordé de peupliers paisibles que dans tous vos déserts, avec leurs palmiers et leurs sables». Le retour aux peupliers est en effet sensible dans la peinture française de la fin du siècle, et il faut peut-être lui attribuer le faible impact de l’Orient sur l’impressionnisme: Claude Monet (1840-1926), quoique ébloui par un séjour en Algérie (1861-1862), où l’entraînent ses obligations militaires, ne l’exploitera pas directement dans sa peinture. Auguste Renoir (1841-1919), très marqué par le souvenir de Delacroix dont il a copié La Noce juive dans le Maroc , séjourne à deux reprises en Algérie (1881 et 1882). Mais s’il y découvre «le blanc» («Tout est blanc, les burnous, les minarets, la route»), il ne l’évoquera précisément que dans peu de tableaux.

Certes, la description de l’Orient garde ses adeptes, comme le montre la nuée de souvenirs égyptiens ou algériens toujours très présents dans les Salons, mais on note une évolution vers la transcription à laquelle invite le retour au songe de la sensibilité symboliste. L’Orient imaginaire n’a en fait jamais déserté les cimaises. Peut-être stimulé par le succès des Femmes d’Alger de Delacroix, Ingres a confirmé dans l’Odalisque à l’esclave (1839, Fogg Art Museum, Cambridge, Mass.) sa vision d’atelier. Avant le Bain turc , il exprime dans cet espace lointain les recherches les plus hardies, où triomphent la ligne et la rigueur d’une harmonie purement picturale. Les audaces ingresques ont sans doute contribué à en autoriser d’autres, beaucoup moins abstraites. L’orientalisme a produit en effet nombre d’œuvres, mièvres ou torrides, où s’épanouit la volupté attendue des Mille et Une Nuits . Harems incandescents, pâmoisons d’almées, séductions agressives des Ouled-Naïls, le répertoire est pléthorique, traité par des artistes fort différents, tels Gérôme, Fernand Cormon (1845-1924) ou Georges Clairin (1843-1919), dans la tradition des œuvres plus légèrement coquines de Monsieur Auguste (1789-1850), au début du siècle, comme La Blanche et la Noire (musée du Louvre).

D’autres tentatives se sont risquées dans cet espace oriental qui semble promettre toutes les jouvences. L’inspiration religieuse, en particulier, croit y retrouver une vigueur défaillante. David Wilkie pensait déjà qu’avec ces décors à la fois traditionnels et inédits apparaîtrait le «Martin Luther» de la réforme du tableau sacré. Horace Vernet pense de même, publiant en 1848 dans les colonnes de L’Illustration une déclaration intitulée «Des rapports qui existent entre le costume des anciens Hébreux et celui des Arabes modernes». De cette «actualisation» de la Bible, révélée à l’artiste dès son premier séjour en Algérie (1833), naissent plusieurs œuvres dont Agar chassée par Abraham (1839, musée des Beaux-Arts, Nantes). Ce renouvellement ne séduit qu’à moitié: «Costumer la Bible, c’est la détruire», affirme Fromentin, qui résume ainsi les scepticismes du temps. D’autres pourtant poursuivront ces initiatives, comme le peintre préraphaélite William Holman Hunt (1827-1910), séjournant en Palestine à trois reprises de 1854 à 1875 pour donner plus de conviction à sa peinture biblique. De cette démarche, le résultat le plus spectaculaire est sans doute le Bouc émissaire (1854-1855, City Art Gallery, Manchester), où est exploitée la puissance dramatique du paysage de la mer Morte. De nombreuses compositions religieuses recourent, à la fin du siècle, au décor oriental dans une sorte de vérisme poétique dont Le Repos en Égypte (1880, musée Jules-Chéret, Nice) de Luc-Olivier Merson (1846-1920), reproduit à l’envi, offre l’exemple le plus célèbre.

L’orientalisme devant en partie son essor à la poésie romantique, la sensibilité réaliste du reportage n’a pas réussi à étouffer les mirages de la fiction littéraire. Avec Le Roman de la momie , Théophile Gautier donne aux artistes en 1858 l’occasion de raviver l’inspiration vacillante de la peinture d’histoire. Dans cette œuvre nourrie par l’archéologie, l’auteur rivalise avec elle pour redonner aux civilisations anciennes «le soleil de la vie» et procéder ainsi à leur «résurrection» – terme que Gautier préfère à celui de «reconstitution». Les Égyptiens de la XVIIe dynastie montrent en 1864 que Lawrence Alma-Tadema (1836-1912) a tenté de comprendre le message, et, après lui, Jean Lecomte du Noüy (1842-1923), qui s’inspire du roman dans deux tableaux, les Porteurs de mauvaises nouvelles (1872) et Ramsès dans son harem (1885). Quoique familier de ses réalités contemporaines qu’il a longuement approchées durant ses voyages, Flaubert redonne vie dans Salammbô (1862) à un Orient aussi follement sanguinaire que celui du Sardanapale (1827, musée du Louvre) de Delacroix. Une dizaine de tableaux au moins traitent dans les années suivantes du destin de la fille d’Hamilcar, avant l’édition luxueuse de l’ouvrage à laquelle participe le peintre Georges-Antoine Rochegrosse (1859-1938) en 1900. Mais l’on retiendra surtout l’illustration étonnante des artistes de l’École de Nancy dans la reliure qu’ils réalisent en 1893 (musée de l’École de Nancy). Victor Prouvé (1858-1943), aidé de Camille Martin, déploie d’un plat à l’autre le zaïmph, le voile sacré de la déesse Tanit, restituant, dans ce décor mosaïqué, les fastes d’un Orient légendaire qui trouve sa place parmi les sources multiples de l’Art nouveau. Mettant en scène, selon son auteur, un «sujet splendide et loin du monde moderne», Salammbô rejoint l’univers contemporain des peintres symbolistes, qui aiment que s’épousent, dans un décor exotique, la volupté et la mort. La gardienne du zaïmph ressemble à Salomé ou à Cléopâtre, autres princesses à l’histoire tragique. Gustave Moreau (1826-1898) les imagine dans un cadre qui s’inspire sans doute des voyages de ses amis orientalistes, tels Eugène Fromentin ou Narcisse Berchère (1819-1891), mais plus encore des journaux, tel le Magasin pittoresque , auxquels il emprunte des fragments de décor. Plus hindou que levantin, l’Orient de «l’assembleur de rêves» mêle les sources dans un esprit qui est déjà celui du symbolisme: pour les Salons de la Rose-Croix qui se déroulent de 1892 à 1897, le sâr Péladan proscrit, entre autres sujets, «l’orientalisme seulement pittoresque».

Dans le registre de l’illusion exotique, on n’aurait garde enfin d’oublier celle que chérit au XIXe siècle la création musicale. Au-delà de la citation décorative, on remarque même dans l’œuvre de certains compositeurs une recherche de vérisme proche de l’ethnographie picturale. Le voyage de Félicien David (1810-1876) en Égypte, où il rejoint d’autres apôtres saint-simoniens, se traduit avec éclat dans Le Désert – ode symphonique exécutée avec un succès extraordinaire en 1844 –, où les morceaux d’orchestre comme la Danse des almées rappellent les descriptions suggestives de la peinture contemporaine. Gautier reconnaît dans la Fantasia arabe «une couleur locale des plus authentiques», grâce «au mélange d’instruments orientaux, tels que triangles, cymbales, tambours de basque, tympanons». Les séjours en Algérie de Camille Saint-Saëns (1835-1921) l’entraînent à suivre cette tendance qui triomphe dans le Ve Concerto pour piano op. 103, dit «L’Égyptien» (1896), animé par les grenouilles du Nil ou les accents d’une chanson nubienne. Quoique attentif aux récits de voyages et souvent inspiré par les conseils de spécialistes, l’opéra reste enfin le lieu idéal du rêve d’Orient. Annoncés par de plus anciennes et célèbres créations, tel L’Enlèvement au sérail de Mozart (1782), les succès exotiques sont nombreux. Le Calife de Bagdad de Boieldieu (1800), L’Italienne à Alger de Rossini (1813) précèdent les succès de Verdi comme Jérusalem (1847) ou Aïda , qui sera créé au nouveau théâtre du Caire le 24 décembre 1871. L’Orient grandiose et factice de la scène exerce une influence sensible sur des peintres détachés du scrupule réaliste, dans le dernier tiers du XIXe siècle. Elle apparaît dans les compositions ambitieuses des «nouveaux romantiques», Henri Regnault (1843-1871) et Georges Clairin (1843-1919), qui retrouvent le goût des scènes de palais luxueuses et cruelles, à la manière de Sardanapale , ou dans la peinture pourtant fort différente d’Adolphe Monticelli (1824-1886), qui affectionne les assemblées de turbans devant d’irréelles mosquées d’opéra.

De l’officiel au singulier: les Orients du XXe siècle

La colonisation qui s’accélère à la fin du siècle, tend, en Grande-Bretagne, à atténuer l’inspiration orientaliste. En France, au contraire, elle prend un tour officiel qui souhaite lui donner un nouvel essor. La Société des peintres orientalistes français s’engage, à sa création en 1893, à « faire aimer les races indigènes, (à) pénétrer et comprendre leur civilisation, leurs mœurs, leur histoire, leurs arts, qui appartiennent [à la France] comme autant de richesses provinciales»: ainsi parle son président, Léonce Bénédite, conservateur du musée du Luxembourg. Une exposition rassemble alors, au côté d’une rétrospective d’art musulman, les grands maîtres de l’orientalisme, tels Delacroix et Théodore Chassériau (1819-1856), et les peintres oubliés, comme Alfred Dehodencq (1822-1882), ou totalement ignorés, comme Camille Rogier (1805-1870), ami de Nerval et de Gautier dont il a, en 1846, illustré La Turquie. Le double souci de préserver un patrimoine devenu «provincial» et d’encourager sa représentation par les peintres explique la création de diverses institutions à Alger: à celle de l’École nationale des beaux-arts (1881) succède en 1892 celle du musée des Antiquités et, autour de 1900, se définit le projet d’un Musée national des beaux-arts, inauguré à l’occasion du centenaire de l’Algérie en 1930. L’ouverture de la Villa Abd el Tif s’inscrit dans le même programme: installée sur les pentes de Mustapha, cette maison mauresque accueillera chaque année, de 1907 à 1962, deux pensionnaires sélectionnés, qui travailleront dans le sillage des orientalistes traditionnels. En effet, si l’approche exotique enregistre aussi les acquis postimpressionnistes ou cubistes de la modernité, les sujets traités restent semblables à ceux du passé. Les paysages constituent la part essentielle de cette production algéroise, ouverte à l’exploration d’autres horizons: les pensionnaires peuvent séjourner à Tipasa ou entreprendre des voyages d’études dans le Sud. Plusieurs artistes, après leurs années à la Villa, continueront d’explorer l’Algérie. Tel est le cas de Paul-Élie Dubois (1886-1949) qui rapporte d’une mission au Hoggar en 1928 plus de trois cents toiles et dessins consacrés aux Touaregs.

Si la vocation «ethnographique» de ces œuvres reste évidente, on note cependant une tendance générale des artistes à l’évolution décorative, sous l’effet des commandes contemporaines, de plus en plus nombreuses. À Alger, la décoration du Palais d’été requiert la participation de plusieurs artistes, parmi lesquels Paul Jouve (1880-1973), qui confirme sa vocation d’animalier en représentant des paons dans des jardins pour le cabinet de travail présidentiel. Les expositions coloniales qui jalonnent le premier tiers du siècle sollicitent les spécialistes de l’exotisme: après celles de Marseille (1906, 1922) et celle de Strasbourg (1924), la grande manifestation de 1931 à Paris s’assure leur concours massif. Au pavillon du Maroc, un des hauts lieux de l’Exposition, travaille en particulier Jacques Majorelle (1886-1962), remarqué pour ses fameuses Kasbahs de l’Atlas. Le «stand de la presse marocaine» est décoré d’une vaste scène de genre, Les Alamats , femmes aux poupées , où le peintre évoque une ancienne coutume de Marrakech.

Mais si ces œuvres recueillent l’héritage du XIXe siècle, l’Exposition de 1931 répond à l’ambition plus vaste de célébrer l’Empire français, comme l’indique la décoration du musée des Colonies, installé à l’entrée, près du bois de Vincennes. À la frise sculptée en façade par le Prix de Rome Alfred Janniot (1889-1969) font écho les fresques monumentales de Pierre Ducos de la Haille dans la Salle des fêtes; elles évoquent dans une vision encyclopédique un monde qui inclut désormais l’Afrique noire et l’Indochine et n’a que peu à voir, dans son esprit, avec la démarche personnelle des voyageurs au siècle précédent. Soulignant pourtant une continuité que l’on peut aujourd’hui trouver artificielle, le musée des Colonies (1931-1935), installé dans le pavillon de 1931, puis le musée de la France d’outre-mer (1935-1960) vont en garder la mémoire avec, dans le second, une section intitulée «L’exotisme dans l’art et la littérature», rassemblant de nombreux artistes, de Delacroix à Étienne Dinet (1861-1929). André Malraux transforme en 1960 la vocation du bâtiment, qui devient le musée des Arts africains et océaniens.

En dépit de l’encadrement officiel, les parcours individuels qui ont permis d’élaborer des visions renouvelées n’ont pourtant pas disparu au tournant du siècle. Certes, l’orientalisme traditionnel, surtout en France, imprègne durablement les comportements. Tournant le dos aux valeurs établies, Paul Gauguin (1848-1903) est néanmoins marqué par l’exotisme de son temps. C’est à la fois l’Exposition universelle de 1889 et un roman de Loti qui l’ont poussé à s’embarquer pour Nouméa en 1891, et les premiers tableaux tahitiens ne sont pas sans rappeler, dans l’attitude d’un personnage ou dans la composition d’un groupe, les Femmes d’Alger de Delacroix. Les deux hivers successifs que Henri Matisse (1869-1954) passe au Maroc, en 1912 et 1912-1913 semblent aussi inspirés par les voyageurs précédents: «J’ai trouvé, dit-il, les paysages du Maroc exactement tels qu’ils sont décrits dans les tableaux de Delacroix et les romans de Pierre Loti.» Les types qu’il isole dans ses tableaux (Le Rifain assis , 1912-1913, Fondation Barnes, Merion, Pennsylvanie) semblent d’ailleurs proches des sujets traités au XIXe siècle. Mais, à l’image des vues de sa chambre d’hôtel, où le cadre de la fenêtre installe dans le tableau une distance par rapport à Tanger, le motif importe moins désormais pour l’artiste que le laboratoire de sa création. L’accomplissement personnel du peintre triomphe désormais de la cause ethnographique.

Car bien avant la contestation ouverte du colonialisme, telle qu’on la rencontrera dans l’œuvre de peintres engagés comme Boris Taslisky (né en 1911), on sent passer dans l’exotisme tardif une nouvelle approche de l’Orient. Le caractère enthousiaste des œuvres du XIXe siècle (scènes de genre aux accumulations pléthoriques traduisant une exaltation presque impuissante devant le pittoresque) cède la place à des engouements plus mesurés, voire à des sensations grinçantes ou désenchantées qui rappellent les réactions de Pierre Loti en Égypte. Les œuvres à tendance expressionniste d’Auguste Chabaud (1882-1955), qui fait son service militaire dans l’artillerie coloniale de Bizerte (1903-1906), sont un reflet dérisoire, quoique coloré, des splendeurs orientales. Le séjour égyptien (1913-1914) de l’Allemand Max Slevogt (1868-1932) a certes pour effet, comme le rapportent toujours ses biographes, d’intensifier ses couleurs, mais la population misérable, les paysages désolés qu’il représente rappellent les sensations expressionnistes qu’éprouve au même moment Kees Van Dongen (1877-1968) Les Fellahs , le long du Nil , 1913, Musée national d’art moderne, Paris. De manière différente, ces artistes semblent indiquer que l’Orient enchanté, souvent idéalisé, a vécu.

Quoique la césure soit peut-être moins radicale qu’on ne le croit, les peintres du XXe siècle vont, comme le souligne Rachid Boudjedra, «reconnaître à l’Orient non seulement sa nature et sa lumière prodigieuse, mais vont avoir la révélation de la civilisation musulmane dans ce qu’elle a de raffiné, de voluptueux et de mystique». Refusant ce qu’il appelle le «côté danse du ventre» et se disant «antipittoresque», Matisse s’attache aux recherches plastiques, approfondissant les impressions recueillies à Munich lors de la grande exposition d’art islamique de 1910. Dans la monographie décisive qu’il a consacrée à l’artiste (Flammarion, 1984), Pierre Schneider a détaillé les influences orientales sur son œuvre. La démarche décorative, longtemps limitée aux expressions mineures dans la culture occidentale, se confond dans le monde islamique avec l’art tout entier. C’est bien cette harmonie que recherche la peinture de Matisse, empruntant à la céramique les bleus magiques qui annoncent les vitraux de la chapelle de Vence, utilisant à des fins diverses les ressources des tapis. Mais l’expérience plastique se double d’une quête spirituelle, celle d’un Éden, dont Le Café arabe (1913, musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg), renonçant aux précisions pittoresques, exprime la sérénité idéale. Les voyages de Paul Klee (1879-1940) et d’August Macke (1887-1914) en Tunisie (1914) témoignent de recherches identiques: le «motif» disparaît au profit d’une perception synthétique, ici plus abstraite encore. Préparant la structure en carrés de son œuvre future, Klee «s’attaque», selon ses propres termes, «à la synthèse architecture urbaine-architecture du tableau». À Kairouan, il note dans son Journal : «La couleur me possède [...] Je suis peintre.» Voilà que s’élabore ce que pressentait Macke dans l’Almanach du Blaue Reiter (1911): la fusion de l’Europe et de l’Orient, dans ce «troisième style» qui caractérise en effet bien des œuvres de la modernité. Natif de Constantine, cette ville qu’il dit «vieille comme Jugurtha, construite avec des rochers, des ravins, des nids d’aigle et des cactus», Jean-Michel Atlan (1913-1960) explore dans son œuvre un Orient épuré mais expressif: celui de l’ocre africain, hanté par le rythme essentiel de la danse qu’il fait revivre par des arabesques ou des zigzags. Dans le renoncement au sujet qui définit une partie de la création contemporaine, l’art islamique suscite une réflexion féconde dont l’itinéraire de François Morellet (né en 1926) porte témoignage. Profondément marqué par le décor de l’Alhambra de Grenade, il lui emprunte son caractère linéaire qui élimine les «rappels naturalistes»: «C’est pour moi, dit-il, l’art le plus intelligent, le plus précis, le plus raffiné, le plus systématique qui ait jamais existé.»

L’orientalisme semble ainsi, plus qu’une fantaisie, une véritable «obsession», selon le mot de l’historien d’art J. Sweetman. Elle est entretenue par le voyage au Moyen-Orient ou en Afrique du Nord, vite devenu parcours initiatique, à l’image du séjour romain pour les générations précédentes. Après les rêveries littéraires du romantisme, l’exotisme se nourrit d’une observation précise, d’une curiosité attentive dont témoignent les milliers de dessins ou les souvenirs consignés par écrit. Si cette masse énorme de documents a fait l’objet d’investigations minutieuses pour certains artistes – comme celle de l’exposition Le Voyage au Maroc (Institut du monde arabe, Paris, 1994-1995) pour Delacroix –, beaucoup d’entre eux restent à découvrir. Ils témoignent, plus que les tableaux aboutis – souvent réalisés en plusieurs exemplaires sur des sujets assurés de succès auprès d’amateurs sédentaires – d’un intérêt spontané et profond pour une civilisation dont les valeurs ont disparu en Occident. S’il est vrai que l’exaltation des sens reste sous toutes ses formes ardemment poursuivie, l’ascèse de la vie au désert et la ferveur mystique de l’Orient font aussi partie des impressions rapportées, justifiant la tentative peut-être illusoire de renouveler la peinture religieuse, en France ou en Grande-Bretagne.

La sympathie pour les peuples orientaux, que l’on devine sincère chez la plupart des artistes du XIXe siècle, plus parfois que chez ceux de la modernité, avant tout soucieux de leur propre accomplissement, reste pourtant passive. On chercherait en vain chez Horace Vernet, historiographe de la colonisation algérienne, le message critique qui traverse, sur d’autres sujets, la grande peinture du romantisme, comme celui d’un Géricault dans le Radeau de la Méduse. Si l’auteur de la Smalah d’Abd el-Kader (1845, musée du château de Versailles) reste le plus attaqué, d’autres, tel Fromentin, ont observé un égal mutisme.

En réalité, l’orientalisme reste fondamentalement, dans ses diverses expressions, un élément du débat esthétique. Pour la peinture, la description littérale des carnets de croquis s’associe à bien d’autres influences – souvent celles des musées européens vus sur le trajet, comme en témoigne l’influence de Velázquez, admiré à Madrid, sur Lewis, ou celle de Tintoret, découvert à Venise, sur Hunt ou Belly. Les emprunts successifs à un autre monde reflètent symboliquement la quête d’un ailleurs qui réalise au début du XXe siècle, avec le renoncement aux formules picturales traditionnelles, un renouvellement que la relation orientale aura contribué à susciter.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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